Vous avez peut-être entendu son nom à l’occasion de la coupe du monde au Japon ou suite à la coupe du monde féminine de foot. Carole Gomez est chercheuse à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) où elle travaille notamment sur la géopolitique du rugby. A l’occasion de la sortie récente de son livre dans lequel une partie est dédiée au rugby féminin, nous lui avons posé quelques questions. Cet article correspond à la dernière partie sur notre grand format :les marques et le rugby féminin.
Crédit Photo : Ian Muir
Le développement médiatique et cette progression vers la professionnalisation du rugby féminin est-elle comparable à celle des hommes, il y a 20 ans ?
À mon sens, cela ne peut pas être comparé. En effet, l’année 1995 avec l’entrée du rugby dans le monde de la professionnalisation a réellement créé une rupture. En l’espace d’une seule décision de l’International Rugby Board (IRB), on a admis presque du jour au lendemain ce que l’on interdisait depuis un siècle. Ce changement brutal s’est ressenti au sein de la pratique masculine, qui a dû faire face à un changement de modèle radical.
Dans le cas de la féminisation du rugby, on assiste au contraire à une évolution beaucoup plus lente, qui franchit des paliers, notamment avec les excellents résultats des équipes de France à XV comme à VII.

Cette évolution pose toutefois la question essentielle du modèle économique : quelle direction prendre ? Doit-on prendre la direction du modèle des hommes, alors même que l’on sait qu’il est imparfait ? Ou doit-on au contraire s’interroger, une nouvelle fois, sur un changement de modèle, à l’instar du changement provoqué en 1995. Le débat n’est pas tranché, au contraire et il est profondément actuel. Cette question ne concerne pas d’ailleurs uniquement seulement la pratique féminine du rugby, mais au contraire, le sport au féminin de façon large. Là encore, il est important de noter que ce débat n’est pas à reporter aux Calendes grecques puisque c’est maintenant qu’il faut s’atteler à la tâche si l’on veut réellement proposer une évolution.
Qui sont aujourd’hui les principaux responsables et protagonistes du développement du rugby féminin ?
Ils sont les mêmes que ceux présents dans la pratique masculine (fédération, club, certains médias), mais il faut également ajouter des acteurs locaux comme internationaux qui s’intéressent de plus en plus à la pratique féminine et donc poussent à son développement.
Au niveau local, le travail fait par des médias, des associations, des collectifs est absolument fondamental. C’est par le biais d’articles, de documentaires, de journées porte ouverte, d’actions concrètes de terrain que la pratique féminine est mise en valeur, acceptée et développée.

A l’échelle supranationale, on voit également de plus en plus d’acteurs se saisir de cet enjeu : citons ici l’Union européenne, le Conseil de l’Europe, l’UNESCO, UN Women, qui part leurs actions, leurs plaidoyers, leurs projets permettent de rendre visible la pratique féminine et attire par conséquent un public plus important à la fois pour le regarder et pour le pratiquer.
Bien que faible pour le moment, la rémunération via le sponsoring individuel est-elle une alternative sur le long terme pour les joueuses ?
Justement, c’est une des pistes qui peut être envisagée et qui est à lier avec ce que j’indiquais plus haut. Toutes les pistes de réflexion sont ouvertes, certaines sont fragiles, d’autres peuvent avoir des effets négatifs, mais elles ont le mérite d’être débattues. Là encore, si la pratique féminine et la professionnalisation veut se développer et avancer, il est indispensable que cette phase de réflexion sur la question de l’économie ait lieu et pour permettre d’aboutir à un choix, quel qu’il soit.

D’un point de vue du développement, comment situeriez-vous le foot féminin par rapport au rugby féminin ?
Je ne suis pas sûre que l’on puisse placer sur la même échelle les développement des deux pratiques sportives, en raison d’un développement historique et géographique différent. De plus, les données sont pour le moins parcellaires dans ces deux sports et rendent plus que complexes la comparaison du nombre de licenciées, de clubs, à la fois nationalement mais également à l’échelle internationale. Jusqu’à peu, disposer du nombre de licenciées au sein des fédérations nationales comme internationales ne semblait pas être une priorité pour les instances, alors même que cela permet justement d’avoir une idée précise de l’évolution des effectifs.

C’est, à mon sens, sur ce point particulier qu’il y a un véritable enjeu à saisir pour construire la féminisation des pratiques de demain. Comment construire le rugby de demain sans savoir précisément d’où l’on vient et où actuellement on en est ? Au-delà du simple chiffre, cela permet de s’interroger sur l’efficacité des campagnes de recrutement, de s’interroger sur la fidélisation des effectifs, de voir les territoires dynamiques ou ceux au contraire qu’il faut encore plus encourager.

Depuis quelques années, de plus en plus de travaux, en France comme à l’étranger, s’intéressent aux enjeux de la féminisation du football. Cela va évidemment dans le bon sens et cet intérêt doit absolument être poursuivi et encouragé dans le domaine du rugby. Tant de sujets d’étude concernant les enjeux de la féminisation du rugby ne sont que trop peu étudiés.
Si vous souhaitez en savoir plus sur le rugby féminin, son histoire et sa progression, nous vous conseillons le livre de Carole Gomez Le rugby à la conquête du monde – Histoire et géopolitique de l’ovalie. Si vous souhaitez lire, nos deux articles sur l’intêret croissant des marques envers le rugby féminin. Retrouvez un premier article sur Comment le rugby féminin séduit les marques et un second article sur l’intrêt croissant de Décathlon envers le rugby féminin.
Nous remercions les trois intervenants de cette enquête, qui ont permis un éclairage à propos des enjeux de l’entrée des marques sur ce marché. Si les recherches sont encore timides à ce propos et que les chiffres sont bien moindres que chez les hommes, ce nouvel engouement est encourageant pour la suite. A l’aube de la Coupe du Monde 2021, il faut maintenant se poser la question de la régularisations de ces échanges et se demander comment la Fédération et les acteurs institutionnels envisagent de soutenir (ou de freiner) cette piste de développement.
Crédit Photo : Ian Muir